Chronique Littéraire par Odile Boetti

Cet article a été publié le par Ludivine AURE.

L’histoire de Narcisse : Chronique Littéraire par Odile Boetti

POURQUOI NARCISSE ?
Drôle de nom pour un petit garçon, car oui, c’est un enfant sans nul doute, caché sous un nom de fleur.
On peut légitimement penser que Myriam Boukarabila voit un lien entre l’histoire de l’enfant-fleur
« mal poussé » et celle du chasseur grec amoureux de sa propre image.
Pourtant, au premier regard, pas vraiment de rapport : Narcisse s’aime trop…et le petit narcisse pas du tout ;
c’est normal, il est tout mal fichu ! « Allô maman, bobo »dirait Alain Souchon.
C’est là qu’est la subtilité, car la manifestation d'amour propre narcissique indique l'incapacité de s'aimer soi-même ;
la preuve, cette incapacité fondamentale amène notre héros mythologique au suicide.

De plus, l’analogie ne s’arrête pas là, on retrouve Echo, l’amoureuse qui essaie désespérément de nouer une relation
et répète la fin de toutes ses phrases à en mourir,à se transformer en pierre…
à se détruire, ainsi que tous les autres qu’il repousse indéfiniment.

Oui, lui aussi Narcisse est cassé dans sa tête, rejette tous les signes d’affection,
et au final son sang versé par son propre poignard se transforme en fleur.
Encore un point commun avec la légende : la transformation du petit narcisse et celle du Narcisse mythologique.
Chacun évolue vers une version plus pure, plus vraie de sa propre personne.
Je crois que la similitude se trouve surtout là.
Dans ce changement, cette évolution, comme une seconde naissance sous un aspect neuf.


CETTE HISTOIRE
est une forêt de symboles, comme dirait Baudelaire, elle ressemble à une comptine,
comme son rythme musical et ses quelques rimes égrenées çà et là,
(« tempêtes » avec « tête » : joli ! Double allitération
et rime qui tinte, quel talent pour bien faire sonner ce quelque chose qui cloche)
nous portent à le croire, mais je dirais plutôt que c’est un conte philosophique,
comme « le Petit Prince ».
Ses différentes dimensions : psychologique, philosophique ou ici simplement enfantine,
donnent à méditer, à sourire, à chantonner ou à s’attrister, selon l’âge ou l’état d’esprit du moment.
Sauf que l’histoire finit bien, et les happy end plaisent à tout le monde, petits et grands.


Dès la première page on entre directement dans le vif du sujet :
ce « petit » : canard (vilain), garçon, fille, ou fleur, peu importe, est bizarre,
il n’est pas comme tout le monde.
Chiffonné, sans couleur, bossu ou nain que sais-je ? Quelque chose de pas joli.
Et non seulement il est moche, mais on l’abîme encore.
La méchante météo (« tempêtes », « climat », « chaud/froid ») le rend complètement rachitique et tordu ;
sans compter que les changements ne sont pas seulement climatiques :
l’environnement veut aussi le modeler, le faire « changer », le redresser peut-être (« on a voulu » : qui est ce ON ?
Sa famille végétale ? ses professeurs/jardiniers ?)
Je trouve que l’écrivaine souffle elle aussi le chaud et le froid, alterne le haut et le bas,
pour montrer que le haut, bien chaud, est au bout.

Bref le petit narcisse a bien mal débuté dans la vie, et même avant sa naissance.
La première peinture représente nettement pour moi la maternité :
cette spirale qui s’enroule autour d’un bouton,
d’un embryon de fleur ou d’humain avec des cellules mal assemblées …
Et ce qui est étonnant c’est que dans cette forme enroulée je vois aussi le fœtus…
Deux interprétations pour la même image, rose.
On peut y voir aussi la crosse d’une plante qui naît, comme une petite fougère.


SUR LA PAGE SUIVANTE :
Surprise ! Une fée est passée par là… Ce n’est pas vraiment une fée, c’est une DAME.

Elle répare les « narcisses qui ont des cicatrices ». Quelle belle expression !
L’auteure allie amour et humour, et en rime s’il vous plait !
Elle recoud les déchirures, recolle les fêlures, bouche les fissures…
Et on n’en trouve pas que dans la nature !
Les dames et les messieurs réparateurs et réparatrices de narcisses brisés ressoudent
les fragiles porcelaines ébréchées avec de l’or ;
cet art est souvent utilisé comme métaphore en psychologie : la résilience ils appellent ça !

Ce n’est pas pour rien qu’ils parlent dans leur jargon de « blessure narcissique » !
Bien sûr, on retrouve le rappel du méchant climat avec l’expression pour la deuxième fois répétée « grandes marées »,
mais simplement pour dire, juste en passant, qu’elles sont loin derrière.
La douce averse de l’arrosoir remplace la grêle, les rafales et les vagues, avec ses fidèles acolytes l’engrais et le tuteur,
dont le nom même revêt moult significations. Le non moins important est celui de soutien.
Un soutien dont le petit narcisse a bien besoin pour se tenir debout et carré dans sa tête.


NOUS TOURNONS LA PAGE

Narcisse aussi. Le thème de la rencontre, de l’autre rencontre,
je dirais même de la mauvaise rencontre, nuisible, mortifère, est extrêmement bien rendu par l’auteure.
Pour moi ces « feuilles très colorées », toxiques, peuvent prendre différentes formes.

L’essentiel étant bien d’AVOIR L’AIR.
« Avoir l’air en bonne santé », c’est-à-dire avoir l’air de quelqu’un, avoir l’air d’avoir réussi,
avoir l’air d’être « branché »,
avoir l’air d’être comme tout le monde, sans avoir l’air d’être un con. Pas facile.
Petit Narcisse devenu grand n’avait jamais appris à reconnaître les couleurs empoisonnées,
bien trop occupé à essuyer les tempêtes : les jaunes hépatiques, les rouges sang, les verts de peur,
les bleus à l’âme, ne voyant que le jaune soleil doré et le rouge cerise coquelicot
qui lui faisaient oublier le gris de son ciel d’enfance.
Cette double page me paraît la plus complexe du livre.

On y rencontre des fleurs amochées qui doivent se reconstruire pour s’épanouir…et puis…
les fleurs n’ont pas de dents, comment peuvent-elles être abîmées ?
Des feuilles empoisonnées, ça je connais ! Même que la cigüe a tué Socrate qui l’a bue !!
Et l’euphorbe et le laurier rose !!
Comme quoi les couleurs sont un peu trop dangereuses !
Et du coup sur la page miroir la spirale se dédouble, se détriple, (ça existe ça ?)
devient hydre broyeuse, méduse tueuse.
Et tous les petits narcisses qu’elle absorbe s’éparpillent, se décomposent,
et je trouve que même de l’extérieur « il y paraît » :
pétales disséminés, effeuillés comme la marguerite amoureuse…

Mais dans la vraie vie, la plupart du temps, comme dit l’auteure,
« il n’y paraît pas » aux yeux de quelqu’un non averti : « caractère un peu renfermé »,
dit-on, ou « pas bavard », ou encore « insupportable, violent, dissipé »…
« il est hyperactif » dit la maîtresse qui a lu plein des livres !
C’est bien pour cela que les dames-fées, existent,
elles voient à travers le cœur d’or du narcisse, elles sont un peu voyantes !
Pour moi la représentation de la ligne brisée représente la cassure,
elle s’oppose à la ligne courbe et douce de la spirale, des spirales qui forment un tourbillon,
le tourbillon de la vie.
D’ailleurs la ligne brisée porte bien son nom, sinon on l’aurait appelée ligne dentelée ou ligne zig-zag.
Le style de cette page est un peu dur pour des petits !
Les termes « amochés », « empoisonnées », abîmé » sont simples,
faciles à comprendre et à leur portée, mais justement, ils en sont d’autant plus percutants.

COMBIEN DOUCE
Est la page suivante avec ce déferlement de mots peluches :
« marmotte », « antidote », « s’entourer »
Avait-on un jour déjà fait rimer marmotte avec antidote ?
C’est chose faite, et ma foi le résultat est bien réussi !
Ils font très bien ressentir en quoi peuvent consister les REMÈDES au mal-être du petit :
la sérénité de l’introspection, l’importance du cocon, des regards amis, des choses simples et vraies.
L’illustration est parfaite avec cet enroulement sur soi-même et tous ces petits narcisses en cocon.
On retrouve l’utérus maternel, les œufs, les cercles de bras,
bref toute la rondeur qui vient s’opposer aux brisures précédentes !
Combien est symbolique aussi cet arrosoir plein d’eau claire et d’engrais nourricier
qui s’instillent doucement goutte à goutte et redonnent la santé.
Ce fertilisant d’affection, de compréhension, d’empathie.


PUIS, EN APOTHÉOSE,
une happy end avec tout de même un petit rappel des douleurs passées(« contre vents et marées »),
et cette allégorie climatique qui suit le fil de cette histoire ; et la boucle est bouclée, le cercle refermé, le vase clos.
La douceur de la dernière page est sans pareille, aussi bien dans le texte que dans l’illustration pouvant évoquer le yin et le yang*.
Le soleil est omni présent, dans l’image comme dans les mots.
Les termes sont positifs : « rayons », « soleil », « vie », « belle » etc.
Bref un ensemble bien cohérent, plein d’espoir.


UNE JOLIE HISTOIRE,
profonde, mais avec des mots simples et plusieurs niveaux de lecture, qui touche au cœur,
sans mièvrerie, bien au contraire. Une histoire de rencontres.
L’une lumineuse, l’autre vénéneuse.
Accompagnée d’un décor abstrait d’une claire évidence.
A texte fort, images fortes. A texte crypté, images cryptées.
Chacun sa vision, laissons place à l’imaginaire.


Cet album est un hymne à la résilience. Le petit Narcisse rebondit, un peu grâce à la DAME,
beaucoup grâce à lui qui trouve la ressource en lui-même pour se souvenir de ses bons soins,
du bon terreau qu’elle a versé à son pied. Je suis frappée par l’insistance que l’auteure met à rappeler
que chacun est maître de son destin du moment qu’il trouve la force en lui.
« Se prendre en main tout seul » puis « Dans son for intérieur », « se débrouiller ».
Voilà des expressions qui claquent. Peut-être les plus importantes du livre-poème.
On peut-y ajouter une autre série de mots-clefs : « s’entourer », « s’appuyer »
qui montrent également l’importance de l’entourage, de la rencontre,
du soutien, pour l’accomplissement de la résilience.


Bien sûr il recèle bien des coins sombres, mais aussi d’espoir, de RENOUVEAU,
et c’est bien là le thème du Narcisse d’Ovide. N’oublions pas qu’il en existe plusieurs interprétations,
plusieurs fins à cette histoire très connue de la mythologie.
En voici une autre, offerte par Myriam Boukarabila avec poésie et un mélange de force et de douceur.
Le même cheminement en quelque sorte, version édulcorée.
Version pour enfant ? Pas si sûr ! Mais chacun y trouvera son compte !


* Le yin et le yang : En gros ils sont un couple d’opposés. Ils représentent le ciel lumineux et le ciel couvert,
ou le côté ensoleillé et le versant sombre d’une montagne. Par extension le masculin et le féminin etc